Aïki – bobo

boboComment pratiquer l’aïkido quand on a un problème de santé : blessure, entorse, problème articulaire, musculaire, ligamentaire,…

Il y a peu de statistiques sur les raisons qui amènent les pratiquants d’aïkido à arrêter de fouler les tatamis. Parmi celles-ci il y a les blessures ou problèmes corporels, qu’ils soient causés par la pratique de l’aïkido ou non d’ailleurs. Les déclarations d’accident sont certainement en dessous de la vérité car nombreux doivent être les pratiquants qui décident d’arrêter suite à une accumulation de petites douleurs accumulées au fil de leurs années de pratique sans qu’il y ait pour cela eu nécessairement d’accident notable.

Le respect de l’intégrité physique est au cœur de l’aïkido et il est bon de constater que la pratique aïki évolue dans le sens d’un plus grand respect du corps. Les clés et autres torsions ont perdu de leur superbe pour retrouver leur rôle de moyen dans une dynamique de mouvement construite pour l’étude des principes fondamentaux de l’aïkido plutôt que dans d’une optique de maîtrise de l’autre. Et tant pis pour les nostalgiques d’un aïkido archaïque qui regretteront toujours que le suffixe « jutsu » ait cédé le pas au « Do ».

Il reste malgré tout que l’aïkido est une pratique physique cataloguée dans les disciplines sportives et si l’absence de compétition nous préserve d’un certain nombre de dérives, il peut être intéressant d’identifier les pièges qui guettent l’aïkidoka qui se laisserait emporter par son enthousiasme.

La première période de pratique est celle de la découverte, des premiers enthousiasmes, du nettoyage du mouvement rythmé par les examens kyu, bien à l’abri dans son club de proximité. C’est la phase maternelle, rassurante qui va filtrer ceux qui se sont inscrits par hasard ou par erreur et les touche-à-tout qui lorgnent déjà le hobby suivant. Les accidents qui surviennent durant cette période ont de fortes chances d’amener le pratiquant à ranger définitivement son kimono.

Vient ensuite l’époque des premiers stages. C’est l’école primaire. Le bulletin est matérialisé par la carte de stage encore bien propre et qui deviendra, au fil des mois, l’objet de toutes les attentions. « Les heures de stage sont obligatoires pour le passage des examens dan ». Cette mention sur les affiches de stage crée l’atmosphère, cet ersatz de compétition qui arrache de leur lits douillets des dizaines de femmes et d’hommes le dimanche matin pour traverser la Wallonie pendant que d’autres se préparent pour aller acheter les croissants dominicaux[1].

Progressivement la pratique commence à se transformer. Le travail dans le club commence à se partager la vedette avec la participation aux stages glanés sur le site web de la fédération. C’est l’équivalent des humanités : la découverte de pratiquants venus de tous les horizons.

Plus la date fatidique de l’examen dan se rapproche et plus la carte de stage prend de l’importance. Elle devient un véritable baromètre qui nous livre moultes informations : fréquence des stages, périodes de creux, noms des maîtres de stages, stages de vacances, stages fédéraux, stages internationaux,…

L’âge du pratiquant joue ici un rôle important. Les pratiquants dans la force de l’âge c’est-à-dire avant la quarantaine peuvent se permettre des prises de risque et auront ainsi le privilège de servir d’uke « tout terrain » pour les maîtres de stage. Epoque bénie où l’uke est capable de recevoir toute la créativité et la spontanéité du senseï et de se recevoir par des chutes impressionnantes autant par leur côté spectaculaire que par l’impression de facilité qu’elles donnent à voir.

Cette période de grâce se prolonge pour beaucoup bien au-delà de la quarantaine mais progressivement nous découvrons que nous ne sommes pas tous égaux face à notre condition physique. Certains continueront à pratiquer sans problèmes mais pour d’autres, l’accumulation des audaces et autres éclats de jeunesse commenceront à se faire sentir. Cette inégalité engendre les premières incompréhensions. En effet, celui qui n’a pas (encore) encouru de blessure comprend mal les précautions prises par les autres qui passeront peut-être pour des douillets. On n’est jamais loin de l’incompréhension au mépris. C’est l’approche darwiniste de l’aïkido, la sélection naturelle fait son œuvre.

Pourtant, bien souvent, il n’est pas nécessaire d’avoir joué au casse-cou pour être gêné par des petits problèmes physiques. Cette mauvaise chute d’il y a dix ans, cette torsion excessive de ce tori en mal d’efficacité lors d’un stage de vacances, ce coup de pied involontaire reçu sur ce tatami bondé nous construit ces petites blessures, insignifiantes lorsqu’elles sont prises isolément mais tellement sournoises avec le temps. Petit à petit, certains gestes éveilleront des douleurs qui vont nous placer face à des choix en termes de pratique. Au début il pourra être tentant pour certains de maintenir leur rythme de pratique à coup d’anti-inflammatoires en refusant d’entendre les premières douleurs. Splendide contradiction qui consiste à imaginer pouvoir vivre de manière cohérente un art martial prônant l’écoute, l’harmonie et le respect de l’intégrité physique tout en restant sourd aux signaux envoyés par le corps ?

D’autres assureront la pérennité financière de leurs kiné-ostéopathes au gré des périodes de haute et de basse conjoncture corporelle.

Il reste que tôt ou tard l’intensité du travail devra être remise en question. La tentation de repousser le plus loin possible cette remise en question est forte. De saison en saison des nouvelles générations de pratiquants débarquent sur les tatamis qui affichent la même superbe infatigable que nous quelques années plus tôt. Notre société privilégie la jeunesse et se masque la douleur et les effets de l’âge, il n’est pas facile d’ajuster son mode de vie surtout quand le changement est lent, presque insensible. C’est ce qu’ont démontré des scientifiques en faisant l’expérience suivante : ils ont placé une grenouille dans une casserole d’eau froide et ont augmenté la température très doucement, degré par degré. La grenouille a fini cuite sans même l’avoir remarqué.

Bien souvent les blessures se limitent à une partie du corps : un poignet, une cheville, un genou. Il serait sans doute abusif d’arrêter toute pratique dès lors que la gêne est limitée. Mais ce choix n’a pas que de conséquences que pour soi. Elle concernera également tous nos partenaires. Comment réagiront-ils en découvrant un bandage ou lorsque nous lui expliquerons que nous ne voulons pas de torsion du poignet droit ? Dans un monde idéal ce ne devrait pas être un problème mais la réalité sera parfois tout autre surtout avec un partenaire qui fait du stage comme le cycliste amateur fait du kilomètre. Celui-là n’a pas envie de limiter sa pratique. C’est le rendement ou la délocalisation (lisez le travail avec un autre partenaire). Ah cette belle et arrogante ignorance de la vulnérabilité, quand ce n’est pas l’incompréhension d’un plus âgé que soi qui ne peut concevoir que l’on n’ait pas la même constitution physique que lui.

Ne vaut-il pas mieux disparaître des tatamis et laisser là place à ceux-là qui vous ont fait sentir que peut-être il serait temps de passer à autre chose ?

Il n’est pas de moment où l’aïkido ne nous invite à grandir. Redéfinir notre pratique à l’aune des limitations que peuvent nous imposer notre corps n’est jamais qu’une nouvelle opportunité de développer notre compétence à rester centré et en relation avec notre partenaire. Être centré c’est être là où nous sommes et pas là où rêvons d’être, ou pire là ou les autres voudraient que nous soyons. Être en relation avec notre partenaire, c’est l’accepter dans sa globalité et gérer l’interaction en prenant en compte tout ce qui la caractérise au moment où elle se passe (qui n’a jamais pratiqué avec un partenaire qui regarde ailleurs à la recherche du senseï ou du prochain partenaire ?).

Cette réflexion serait vaine si elle se limitait à n’être qu’un constat. Elle serait mal comprise si elle était reçue comme une accusation (toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé étant pourtant totalement fortuite).

Elle n’a d’intérêt que dans la mesure où elle pose la question de savoir si la pratique de l’aïkido doit se limiter à cette période bénie de la pleine forme où s’il est possible de transformer sa pratique de performance en pratique d’étude des principes de l’aïkido sur le long terme en évitant l’autre piège qui est de basculer dans une pratique mièvre, éthérée, prudente à l’excès, piège qui mériterait d’être abordé dans un autre article.


[ note 1]

Que l’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas écrit : cette contrainte n’empêche pas que pour beaucoup, participer à un stage est un plaisir (voir à ce sujet l’article « donner du ressort à la pratique de l’aïkido » ).

1 réflexion sur “Aïki – bobo”

  1. Christian Vanhenten

    Un texte publié en 98 mais encore tellement d’actualité pour nombre d’entre les pratiquants d’aikido. C’est un des points de départ des cours d’aikicom (aikido sans chute) du mercredi soir à Bruxelles: permettre à celles et ceux qui ne peuvent plus se le permettre de découvrir l’aikido malgré leurs bobos.
    voir http://dojo.aikicom.eu

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