Le chemin que l’on parcourt commence par un pas

Réflexion sur la répétition dans la pratique de l’aïkido

pasCette citation est connue et ne souffre aucune contestation. Pourtant à bien y regarder, elle recèle une vérité profonde qui va bien au-delà de la simple évidence qu’elle semble nous énoncer.

Si cette citation évoque pour la plupart d’entre nous le premier pas effectué sur le chemin, il ne faut pas oublier qu’elle s’applique à chaque pas. Le premier pas est un pas nouveau, il s’accompagne du plaisir de la découverte, du goût du neuf. Le deuxième en conserve la saveur mais n’en a déjà plus l’intensité. L’amertume du déjà-vu est déjà là. Que dire alors du troisième, du quatrième et de tous ceux qui le suivent ?

Car il ne faudrait pas oublier que si le chemin commence par un premier pas il serait un peu court s’il n’était suivi par d’autres pas. Est-ce à dire que la citation ne parle pas des autres ?

Pas si sûr.

En fait chaque pas est un nouveau pas : le premier pas que nous effectuons là, maintenant. Ceux qui ont été effectués précédemment font partie du passé. Ils ne doivent pas altérer l’expérience de celui que nous nous apprêtons à poser.

Dans le monde des arts martiaux on appelle cela le sho-shin, l’esprit du débutant qui nous invite à agir en nous libérant du passé, l’esprit libéré du passé, disponible pour tout ce qui peut arriver. Cela ne veut pas dire que l’on a oublié les compétences construites au fil de nos expériences. Ces compétences ont été intégrées en profondeur pour nourrir ce que l’on appelle l’intuition.

Cette sagesse intérieure ne vient pas de nulle part, elle n’est pas ce don inné, cette magie d’une connaissance venue d’ailleurs que l’on voudrait qu’elle nous soit transmise par quelque intelligence extérieure, vaste comme l’univers à laquelle nous pouvons avoir accès. Ou si c’est le cas, ce n’est pas le fruit du hasard. Ces pas qui se sont succédés ont nourri cette faculté de sentir, de pressentir la nature de ce qui va nous arriver.

La grande différence entre l’esprit du débutant et le comportement routinier c’est que dans le premier cas il y a eu une intégration de l’acquis des expériences antérieures alors que dans le second c’est la répétition qui prime. Cette répétition qui endort notre vigilance et sucite l’ennui nous rend moins disponible, moins présent. La différence réside dans la conscience du geste que l’on pose. Le geste conscient nous fait progresser dans notre Voie, le geste mécanique n’apporte qu’usure, fatigue et ennui. Un autre phénomène peut se produire dans ces moments de gestes répétitifs. Chaque exécution se confond à la précédente pour former un ensemble plus vaste un peu comme chaque goutte d’eau salée qui compose la mer.

L’artisan chevronné ne réfléchit plus vraiment consciemment à chaque geste qu’il pose, il est devenu inconsciemment compétent. Son esprit, libéré des micro-gestes qu’il accomplit, se concentre sur un ensemble de gestes plus vaste qui l’amènent à réaliser son ouvrage, sa création. Une sorte de présence à l’acte de création plutôt qu’à l’action en elle-même. Dans ces moments, la perception du temps est modifiée, une forme de douce euphorie peut être ressentie. L’artisan est dans son élément et tout coule avec un minimum d’effort. Le savoir-faire accumulé donne cette impression de facilité aux observateurs mais celle-ci n’est qu’illusion nourrie par la fluidité du geste.

Les arts martiaux n’échappent pas à ces phénomènes. La pratique est une succession de techniques exécutées de manière répétitive. Les premières exécutions ont ce goût de nouveauté qui les rend attrayantes.

Puis vient la sensation de l’ennui qui nous indique que l’on a perdu le sho-shin. L’esprit en quête de nouveauté s’échappe et ne participe plus au geste nous ramenant à l’état de robot discipliné pendant que le regard va vers le prochain partenaire, le voisin qui chute bruyamment, le senseï qui s’apprête à frapper dans les mains pour annoncer le prochain mouvement – enfin du neuf !

Le chemin est long et beaucoup de pas sont nécessaires. Chaque pas nous fait avancer de la même distance quand il est posé dans la conscience, le premier comme les suivants. Et parfois dans mes délires j’en arrive à me dire qu’il vaut mieux être suivi que suivant !

Au suivant, au suivant ! (Jacques Brel, Au suivant)

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