Quand vous regardez la surface de l’océan, vous pouvez voir les vagues qui s’élèvent et s’abaissant. […] Avec le regard profond, nous pouvons voir que les vagues sont en même temps de l’eau.[…] Une vague dira: « Je ne suis pas aussi grosse que les autres vagues ».[…] La vague souffre peut-être de ces idées. Mais si elle se penche pour toucher sa véritable nature, elle comprendra qu’elle est de l’eau[…]. L’eau est libre des notions de grande ou petite ou de plus ou moins belle. Seules les vagues peuvent être qualifiées de plus ou moins belle ou de plus ou moins grandes. Aucun de ces concepts n’est applicable à l’eau
Thich Nhat Hanh (extrait de « Il n’y a ni mort ni peur »)
Sur le Net circule un extrait d’une interview où Christian Tisser donne son point de vue sur les grades. Le titre de ce post « Relativisons » semble résumer le propos de cet extrait d’interview. Or si nous lisons avec un petit peu d’attention, ce n’est pas ce qui ressort des propos de Christian Tissier, avec tout le respect que j’éprouve pour ce grand monsieur de l’aïkido.
Le titre est tiré d’une des dernières phrases: «[…] il est important de relativiser tout cela. Les grades, et même au-delà l’Aïkido« .
Cette réflexion finale est une généralisation. Relativiser les grades, l’aïkido, notre vie, la vie,.. rencontre inévitablement le consensus. Chacun y trouve son compte, les pros comme les anti grades.
Comment en effet oser dire que les grades, l’aïkido est la chose essentielle, absolue quand des milliers d’immigrants se noient dans la Méditerranée et plus encore ont perdu la vie au Népal.
Je relève plutôt que lorsqu’on demande à Christian Tissier si un système de grade est nécessaire il convient que « C’est une question difficile » mais estime néanmoins que « Lorsqu’on a un nombre de pratiquants réduit, les grades ne sont sans doute pas nécessaires. Lorsque le groupe prend de l’ampleur, c’est un des éléments qui permet de situer les gens« .
Étant donné que nous sommes dans une pratique de grand groupe, les grades sont donc nécessaires.
Nécessaire pour quoi? Pour situer les gens. Mais pourquoi situer les gens? Pourquoi se ranger dans des cases numérotées?
En aïkido, les grades sont les ersatz de la compétition, les succédanés d’un besoin semble-t-il irrépressible de se comparer, de se jauger, de se juger. Quelqu’un a dit un jour « la comparaison est le début de l’enfer ». Et lorsque la comparaison se base sur une échelle aux critères on ne peut plus variables et qui en plus se décline d’autant de manières qu’il y a d’écoles de styles, voire de maîtres, on débouche sur un système absurde qui se maintient car il répond à deux besoins essentiels.
Le premier est la satisfaction de l’ego du gradé . Alors que la pratique de l’aïkido devrait contribuer à nous alléger de cette pression égotique du moi-je pour évoluer vers le nous, le collectif, le connecté. En principe le « Aï » devrait nous inviter à rassembler ceux qui étaient séparés, à harmoniser les différences nées du différent, à relier plutôt qu’à hiérarchiser.
L’autre raison du maintien du système de grades est le levier, l’instrument de pouvoir, ou pour le dire plus simplement le système de carotte qui permet (entre autres) d’asseoir l’autorité des fédérations et par là de ceux qui les dirigent et qui nous ramène, une fois encore, à une question d’ego.
L’aïkido gagnerait beaucoup à supprimer le système de grades qui s’est inspiré des formes d’arts martiaux devenus compétitifs et à opter pour une pratique débarrassée de cet enjeu futile qui obsède les esprits et corrompt les relations. Pas d’enjeu, pas de jeu (de pouvoir). Et les maîtres, les mentors, les référents resteront reconnus. Pour leur expertise, leur pédagogie, leur efficacité, leur sagesse.
Que Christian Tissier soit 6è, 7è ou 8è dan ne représente rien. Il est Christian Tissier et sa valeur est reconnue, indépendamment du chiffre que d’autres lui ont offert. Et c’est là sans doute un élément important qui sous-tend cette réflexion. Il s’agit de la reconnaissance par les pairs, par la communauté qui fait d’une personne, une personne de référence, ou non. Et attention à ne pas confondre reconnaissance par les pairs et copinage. La vraie reconnaissance est une reconnaissance désintéressée, sans petits jeux politiques visant à se positionner dans une fédération ou quelque autre fonction influente.
Au niveau des maîtres de haut niveau, l’indicateur de la reconnaissance de la communauté aiki est visible. Il suffit de regarder le nombre de participants aux stages du maître (à condition que cette participation ne soit pas intéressée par le fait que ce senseï ait l’autorité d’octroyer des grades, bien sûr).
A un niveau plus modeste, la pyramide s’inverse. La valeur d’un senseï dans son dojo est reconnue par ses élèves et non par quelque autorité extérieure que ce soit. Car la valeur d’un professeur d’aïkido se vérifie au cours et sur le long terme. Les extérieurs au dojo n’assistent pas au cours. Les élèves bien.
L’évolution des mentalités se produit en strates [voir l’article aikido et spirale dynamique à paraître dans ce blog]. Il y a des évolutions graduelles et des évolutions qui changent les modes de pensée. Nos sociétés, nos mentalités changent de paradigme (l’ensemble des croyances qui donne sens à notre manière de voir la vie) et ces changements s’opèrent nécessairement par paliers et ces paliers ne sont pas franchis par tous et en même temps. C’est ainsi qu’au même moment des modes de pensées différents peuvent cohabiter, avec les difficultés de compréhension que cela peut entraîner. Ces paliers de paradigmes peuvent être caractérisés par des métaphores dominantes qui caractérisent le mode de pensée.
La métaphore des structures hiérarchiques est la machine, avec ses structures, ses règles, ses fonctions. Les systèmes hiérarchiques tiennent encore le haut du pavé mais déjà, nous voyons poindre des nouvelles manières de voir la vie qui privilégient la métaphore de l’organisme vivant: l’ouverture au dialogue, à l’expression de tous, les structures en réseau plutôt que pyramidales, les modes décisionnels partagés plutôt que centralisés. On parle alors de holacratie (*) plutôt que de hiérarchie. Les systèmes de grades de l’aïkido sont l’expression d’un système hiérarchique.
* note: Wikipedia définit l’holacratie comme un système organisationnel de gouvernance qui permet à une organisation de disséminer les mécanismes de prise de décision au travers d’une organisation fractale d’équipes auto-organisées – ici les dojos-. Elle se distingue donc nettement des modèles pyramidaux top-down
L’aïkido est l’étude du mouvement naturel. Il a été codifié pour assurer son expansion et s’est très logiquement dotée d’une structure confirmant l’autorité de l’Aïkikaï de Tokyo. Pourtant, très vite, des dissidences, des écoles divergentes ont vu le jour. Chacune a tenté de développer sa propre pyramide, sa propre hiérarchie, et les grades en sont la matérialisation.
Dans ces structures – et de plus en plus hors de celles-ci -, des pratiquants hésitent de moins moins à se positionner et se revendiquent d’une pratique libérée de ces modes de fonctionnement. Une pratique qui rejette ces échelles de comparaison que sont les grades et se recentre sur la pratique, la rencontre, le partage et la progression individuelle. Tel maître m’intéresse, je participe à son stage ou à plusieurs de ses stages et cela ne m’empêche pas d’en rencontrer d’autre. La richesse nait de la différence et non du clonage de la pratique voire des manies d’un maître aussi fabuleux soit il.
Cette pratique n’est bien sûr possible que moyennant un background minimal et c’est là que le rôle du dojo et de son senseï joue un rôle primordial. Le dojo est le cocon, le port d’attache d’où l’on part pour la grande aventure de l’aïkido. Le senseï transmet son expérience de l’aïkido. La relation élève-senseï est comme on le dit en jardin juridique « intuitu personae », elle est liée à la personne, à la personnalité du senseï. Et il revient au senseï de 1) transmettre les bases de l’aïkido pour que l’élève acquière l’autonomie suffisante pour pratiquer sur tous les tatamis 2) de veiller à rendre l’élève autonome et ouvert à la différence et enfin 3) d’attester de la progression de l’élève par rapport à ce qu’il cherche à transmettre. Ce troisième point justifie que soit identifiés des niveaux de progression. C’est ce que l’on retrouve avec les kyu’s à condition qu’ils ne se résument pas à la seule exécution d’une liste de techniques comme c’est trop souvent le cas.
L’évaluation du niveau de progression par le senseï dans son dojo est à mille lieux d’un « ranking » des élèves entre eux (ou du moins devrait l’être). Il s’agit d’une évaluation de l’élève aujourd’hui par rapport au même élève hier. C’est la matérialisation du regard du senseï qui s’engage en reconnaissant dans la pratique de l’aïkidoka les valeurs et les qualités qu’il cherche à transmettre par son enseignement. C’est ainsi que le grade d’un élève est souvent plus révélateur de la personnalité du senseï que de l’élève. On retrouve cela dans l’interview de Christian où il annonce ce qui retient son attention dans une évaluation:
Comment se déroulent les examens que vous faites passer?
Très simplement, à tous les niveaux. J’attends des pratiquants qu’ils présentent des techniques de bases correctes, et qu’ils aient une attitude juste. Ce que je sanctionne, ce sont les erreurs rédhibitoires, celles qui ne permettront pas de progresser. C’est par exemple attraper à pleines mains le bras du partenaire sur shomen uchi. Parce que cette façon de faire entraîne un travail en force, et ne permet pas de comprendre la logique de la possibilité de succession de nikyo, sankyo, etc…
(extrait de l’interview de Christian Tissier)
De plus en plus de dojos ont mis en place, un tel système construit sur la reconnaissance par le senseï du chemin parcouru par l’élève dans l’enseignement propre au dojo.
On retrouve ainsi un certain esprit des écoles d’arts martiaux du Japon traditionnel sans toutefois basculer dans la nostalgie, ni dans ce que j’appelle le folklore de la martialité nippone. Il s’agit pour le senseï de prendre sa responsabilité dans son rôle de passeur d’expérience vis-à-vis de l’élève qui reste ainsi face à sa propre progression dans la voie de l’Aïki.
Et, à relire l’interview de Christian Tissier, je constate qu’il émet une critique similaire lorsqu’on lui demande s’il est satisfait du système de grade actuel et qu’il répond: « Oui et non. Oui pour le système des grades Aïkikaï, non pour celui des grades fédéraux. »
Pour autant que par système des grades Aïkikaï, Christian Tissier évoque les grades Aïkikaï qu’il dispense personnellement, cette réponse aussi courte que sibylline me semble aller dans le même sens que ma réflexion, celle d’un système où un senseï reconnait, personnellement, dans la pratique d’un aikidoka les qualités qu’il a à coeur de transmettre.
Si le système des grades n’est pas près d’être supprimé, le monde de l’aïkido gagnerait alors d’accoler le nom de la personne qui l’a octroyé.
Ce texte est déjà suffisamment long et aurait pu ou du également aborder la nuance entre forme et fond. Le passage de grade qui se limite à un examen de la forme (la qualité technique) est un contrôle technique au sens mécanique du terme.
L’aikido, fort heureusement, va au-delà de la simple exécution technique et les moyens d’évaluer ce plus qui dépasse la technique nécessite de connaître l’évalué de manière plus approfondie que durant les 15 à 30 minutes que durent un passage de grade.