La saisie commence par une attaque de face.
L’aïkidoka répugne à admettre qu’il puisse se laisser surprendre par une attaque venant de l’arrière. C’est lui qui maîtrise l’action et plus généralement, la situation. Enfin c’est comme cela qu’il voudrait que les choses se passent. Mais vit-il cela également au quotidien ? N’est-il jamais surpris, jamais pris au dépourvu ?
Lorsque la saisie arrière se confirme, s’il n’est pas en mouvement, l’aïkidoka se retrouve bloqué, immobilisé. Que fait-il dans la vie quand l’attaque le surprend et lui fait perdre toute capacité d’agir ?
La pratique lui a appris à répondre à ce genre de situation.
Tout commence par ce geste apparemment contre nature : relâcher la tension dans les bras alors que ceux-ci n’ont envie que de se raidir pour résister à la saisie. La détente nous octroie une marge de manœuvre, un espace de liberté que l’on aurait pu croire impossible. L’aïkidoka parvient-il à provoquer cette détente lorsque la contrainte surgit où continue-t-il de résister ? Cette détente synonyme de prise de distance, de recul face au problème est-elle possible même lorsque les enjeux sont importants ?
La marge de manœuvre rendue possible par la détente du bras est mise à profit pour une nouvelle action encore plus improbable : se rapprocher de la source du problème, de l’uke qui l’immobilise. Etrange forme dérivée de l’irimi, principe d’entrée au cœur de l’espace problème, du centre de l’autre. En reculant pour entrer en contact avec l’attaquant l’aïkidoka transforme l’action. Le mouvement des bras devient mouvement du corps. Le hara se replace au centre pour créer de nouvelles opportunités.
À la détente succède l’extension dans la rotation, les bras amorcent ce mouvement si caractéristique qui évoque le plongeur avant d’entrer dans l’eau. Les poignets pivotent entraînant la saisie dans une dynamique nouvelle. L’immobilité du blocage se transmute en exploration des ouvertures, des possibilités de trouver une issue autrement que par le rapport de force. La détente initiale a affuté les capteurs. Parfois tout se joue sur quelques millimètres, sur une rotation d’à peine quelques degrés.
Dans la vie il en va de même. L’aïkidoka peut émerger de la situation de blocage en revenant à lui, dans son centre, et en créant un espace de nouveaux possibles. La mise en action se fait tout en finesse. Elégance prévaut sur efficacité. Le rouleau compresseur cède le pas à l’artiste qui d’un coup de pinceau transforme la toile en chef-d’œuvre. Un geste qui n’est que l’aboutissement d’années de pratique disciplinée et donne au néophyte cette apparence de simplicité. Triomphe du doigté sur la force brutale, seule réponse pour éviter l’escalade.
L’esprit n’est pas absent de la démarche. S’il se bat contre l’autre, l’aïkidoka n’a rien compris. L’autre n’est pas l’ennemi à abattre, c’est la relation qui doit être transformée. Le blocage est le soubresaut d’un système qui affiche son dysfonctionnement et qui attend autre chose qu’une amputation, le rejet de l’organe malade. Tuer le messager ne transforme pas la mauvaise nouvelle.
Entrer dans le flux de la vie en remettant le mouvement au centre, utiliser son énergie pour combattre la seule menace à la vie : l’entropie. L’être vivant est un système auto-organisé complexe qui crée de l’ordre, une structure dans un environnement soumis aux forces de l’érosion, à la tentation du plus grand désordre.
L’entropie est cette caractéristique qui fait que si dans une imprimerie vous jetez en l’air les caractères servant à imprimer un poème, ils ne retomberont jamais dans l’ordre permettant de lire au sol le poème. C’est cette même entropie qui vous empêche de séparer le café du lait une fois qu’ils ont été mélangés. L’être vivant doit mettre son énergie au service de la vie s’il ne veut pas disparaître et redevenir poussière.
Au quotidien, le seul combat, le vrai combat est sans doute celui qui consiste à s’investir pour contribuer à cette richesse de vie qui vise plus à unir qu’à séparer. Le diable est celui qui sépare et se réjouit de la rupture, de l’isolement. La cellule n’est rien sans les autres et nous ne sommes rien dans cet univers sans cette solidarité indispensable qui unit les êtres vivants.
La saisie des 2 mains par l’attaquant est un moment précieux d’apprentissage. Cette union temporaire, tel un baiser mortel peut nous emmener sur la pente de la violence. La destruction de l’autre qui disparaît pour ne devenir que menace semble une issue honorable. Mais ce faisant c’est une partie de soi que l’on détruit.
L’illusion de l’autre comme séparé de soi est aux antipodes de la pensée du fondateur de l’aïkido. S’attaquer à moi c’est s’attaquer à l’Univers déclarait Morihei Ueshiba. C’est notre Humanité que nous mettons en jeu dans ce combat. Avec le risque de perdre le tout pour gagner la partie. Sacrée vanité que nous invite à dépasser la pratique aïki. La menace est l’immobilité, le blocage en est le signe annonciateur. C’est à cela qu’il faut faire face et le fait que l’attaque vient de l’arrière en accentue la prise de conscience.
Le dégagement subtil amène l’attaquant devant moi. Je le vois enfin devant moi cet attaquant. La menace anonyme prend un visage humain. Et ce visage me place face à ma responsabilité. Victoire sur soi ou victoire sur l’autre. Céder au cerveau reptilien qui invite au combat ou dépasser cette tentation et créer un espace de transformation. Celui-ci s’appellera irimi nage ou ikkyo ou sankyo.
Peu importe la technique, l’aïkidoka, est conscient de l’ombre que crée la menace, cet endroit où nous pouvons basculer dans le pire. Il agira alors pour rétablir la lumière, déplacer l’attaquant devant lui et commencera l’alchimie Aïki, celle qui transforme le plomb de l’immobilité en l’or du mouvement, ce mouvement qui caractérise si bien les relations humaines chaque fois différentes, sans cesse renouvelées.